lundi 21 avril 2008

Couac

Cette fois, il ne s'agit pas d'un mot "à la con", mais d'un vrai phénomène de la communication politique actuelle.
Un article de Daniel Schneidermann, dans Libération, le 18 avril 2008 :



Le couac, première approche scientifique

C’est bien pratique, d’avoir découvert ce mot : couac. Il faut, pour une fois, remercier les médias de cette intuition majeure de la politologie contemporaine. Elle permet de ranger toute une série de phénomènes, peu explicables individuellement. Et cette catégorisation ouvre de vastes perspectives à la recherche fondamentale sur le phénomène, comme sur les grandes découvertes récentes de la recherche sur la matière (son quasi-homonyme le quark, par exemple).
Le couac peut se définir comme la composante élémentaire de la pratique politique française, en ce début du XXIe siècle. Première constatation, le couac surgit d’un chaos : absence de perspective, de conviction, de plan d’ensemble, de désir de pacte social. S’il suscite effroi, jubilation, tumulte, il semble décourager la pensée. Comme si sa matrice de chaos décourageait symétriquement toute pensée ordonnée. Le couac est une faille, une fissure. D’autant que le couac appelle le couac, rajoutant du tumulte au tumulte. Comme nombre de produits médiatiques (affaires de «voile à l’école», agressions par des pitbulls, incendies de voitures, banderoles de stades, congélation de bébés, etc.) le couac semble s’autogénérer. Au point que l’on peut évidemment s’interroger sur la responsabilité de l’observateur extérieur, dans le déclenchement du couac. Sans intervieweur pousse-au-couac, le couac existerait-il ?
Sur l’origine du couac, impossible pourtant de ne pas s’interroger sur le rôle d’un élément déclencheur nommé Sarkozy. Partout où se trouve du sarkozysme, s’observe du couac, et réciproquement. Pour autant, ne s’agit-il pas d’une coïncidence ? Peut-il exister du sarkozysme sans couacs ? Des couacs hors le sarkozysme ? Et s’il en est la source, en est-il la source volontaire, ou involontaire ? «Sarkozy tente de remettre de l’ordre» titrent par exemple les éditorialistes, qui semblent donc conclure implicitement à la non-responsabilité de Sarkozy lui-même dans le terreau sarkozyste du couac. Mais pas de conclusion hâtive, ni dans un sens ni dans l’autre. La science progresse pas à pas. C’est sa grandeur.
Admettons un instant l’hypothèse de travail d’une responsabilité personnelle du président Sarkozy dans la naissance du couac. Ce n’est qu’une hypothèse. Personne n’a réussi à localiser exactement la source de tous ces couacs sur la carte cérébrale de Nicolas Sarkozy. Il faut donc postuler que cette origine se trouverait dans un lieu d’extraterritorialité qui défie tous les cartographes. Il faut imaginer une Atlantide mentale, une autre dimension, isolée du monde extérieur par des protections inexpugnables. Une grotte à l’écart de la rumeur du monde. Un trou noir, pour en revenir aux mystères de la matière. Enthousiasmantes perspectives.
Le chercheur ne pouvant s’exclure de sa propre recherche, observons nous aussi, simple spectateur, en train d’observer un couac. Et commençons par admettre que nous en retirons du plaisir. Ce plaisir est d’abord un plaisir de la confirmation, le plaisir de l’enfant à qui l’on raconte sans cesse la même histoire, et qui guette l’arrivée du loup.
On regarde un ministre ouvrir la bouche, on sait que va en sortir un couac. Que Roselyne Bachelot s’installe au Grand Jury de RTL-LCI, que l’on contemple en direct (presque au ralenti) le journaliste Pierre-Luc Séguillon lui poser une fois, deux fois, la question de l’éventualité du déremboursement des lunettes par la Sécurité sociale, on entend l’interrogée répondre «la question est posée», et l’on sait que l’on est en plein futur couac. On regarde la ministre Morano s’installer sur le plateau de France 2 pour répondre à des questions sur la diminution des allocations familiales, on ferme les yeux, on écoute simplement cette musique aigrelette de petite fille prise les doigts dans le pot de confiture, et l’on sait que l’oratrice est en train de vivre son initiation au couac (ce qu’elle ne sait pas encore).
Ce plaisir est enfin un plaisir du mystère. Dans les premiers instants de la naissance du couac, la réaction est d’incrédulité. On se dit : ce n’est pas possible, ils ne vont pas s’en prendre à la carte familles nombreuses de la SNCF sans avoir prévenu les associations familiales (comme on se disait hier, ce n’est pas possible de lancer cette idée de parrainage d’un enfant victime de la Shoah sans avoir consulté Simone Veil, assise à côté de Sarkozy au dîner du CRIF, ce n’est pas possible de supprimer la pub à la télé sans avoir réfléchi à un financement de rechange, ce n’est pas possible de lancer le Grenelle de l’environnement sans avoir mesuré les risques d’opposition de sa propre majorité, etc.). Cet aveuglement défie l’entendement. Il fait partie de la mystérieuse beauté du couac.

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